La
Fable:
matrice de narration
Par Frank Hellemans
Les hommes se racontent des histoires depuis l¹aube
de l¹humanité. Nos ancêtres reliaient des histoires
à des étapes critiques de leur existence pour marquer ce
passage de phases clés dans la vie. La narration accompagnait
chaque individu et agissait comme une sorte de guide pour faire face
aux événements essentiels de la vie : la naissance, la
croissance, le mariage et, finalement, la mort.
Les premières narrations depuis le début des temps ont
traité ces thèmes essentiels de la vie et la mort. Elles
les traitaient très littéralement sous forme de
spectacle, lorsque toute la communauté dansait tandis que les
personnages principaux des membres de la tribu
célébrant peut-être une naissance ou
déplorant un mort ou leurs êtres chers accomplissaient
les rites. Ces toutes premières narrations se racontaient pour
ainsi dire des pieds et des mains. Ce genre de littérature
tactile raconter des histoires par la visualisation et la danse est
la forme littéraire la plus ancienne et est d¹ailleurs toujours
présente dans la forme littéraire plus
sophistiquée de la narration imprimée. Le rythme de la
poésie ou de la prose renvoie au battement des pieds dans la
première littérature tactile, exactement comme on loue un
poème ou un roman pour ses qualités de mouvement ou ses
scènes saisissantes. Ils relient aussi le plaisir
esthétique à la dynamique d¹un art performatif de
qualité qui invite les auditeurs à l¹interaction et au
contact avec leurs voisins à poursuivre et à les
prendre par la main.
Littérature orale
À travers les siècles, les rites de la vie et de la mort
ont été amplifiés par la narration jusqu¹à
ce la phase orale reprenne finalement le flambeau du langage corporel.
Ainsi naquit la littérature
orale
: les gens se sont mis à parler des choses essentielles de la vie
plutôt que de les représenter dans des danses
chorégraphiées. Cette narration orale est le prototype
des histoires racontées dans les médias, que ce soit
à la télé, au cinéma ou dans les livres
imprimés, ou même dans les jeux en ligne d¹aujourd¹hui.
Certains exemples de narration orale particulièrement fascinants
ont été fixés par écrit.
L¹épopée de Gilgamesh
(composée il y a quelque trois mille ans) est
généralement considérée comme l¹exemple le
plus ancien de la littérature écrite. Les aventures du
héros principal, Gilgamesh, y sont racontées dans une
suite d¹histoires centrées sur son désir
d¹immortalité. Le terme Œfable¹, dérivé
linguistiquement du latin fari, qui veut dire parler, dire, et
équivalent du grec mythos, se réfère au
caractère oral de ce type de narration. La fable est donc la
forme la plus ancienne de la narration orale.
Des histoires format poche
Les fables et les mythes sont également une forme
abrégée et condensée de la narration. Les
personnages sont exagérés et plus grands que dans la vie
réelle : les héros sont typiques pour les premiers mythes
ou fables jamais écrits tels que l¹épopée de
Gilgamesh, l¹Iliade d¹Homère (vers 800 av. J.-C.) ou la Bible
(les manuscrits hébreux les plus anciens sont en
général datés vers 200 av. J.-C.). Parfois, les
personnages apparaissent sous forme de plantes ou d¹animaux
particuliers. Et c¹est dans ce contexte que cadre la première
anthologie de fables explicites. Ésope, écrivant au VIe
siècle av. J.-C., a raconté des histoires fortes et
exemplaires avec toutes sortes d¹animaux particuliers dans les
rôles principaux. Il l¹a fait habituellement en opposant deux
personnages très contrastés comme le lièvre connu
pour sa vélocité et la tortue réputée
très lente, ou la souris rusée et le lion pas si
rusé que ça mais d¹une grande force physique. Cette
opposition binaire d¹éléments était
également caractéristique pour la vision du monde
agonistique (tendant à présenter une
débat/conflit) des sociétés pré-modernes
dans lesquelles comme disait le philosophe grec Héraclite la
guerre est père de toute chose.
Histoires agonistiques
Les fables ou mythes étaient des histoires statiques sans
véritable intrigue. Ils se concentraient sur une sagesse
essentiellement morale ou élémentaire susceptible
d¹apporter une aide dans la vie, tout comme la littérature
tactile aidait jadis à surmonter les épreuves de la vie
en les mettant en scène. Les gens écoutaient les faiseurs
de mythe afin de récolter des recettes pour leur propre
réussite dans la vie. Ce n¹est pas parce qu¹on est lent (comme
la tortue) qu¹il est impossible de vaincre, grâce à sa
subtilité, celui qui est plus rapide (comme le lièvre).
Il faut être malin et rusé (comme la souris) pour
compenser une déficience physique.
Certains historiens de la littérature pensent que le choix des
fabulistes de se servir d¹animaux comme personnages principaux
s¹explique aussi largement par la nature politique de leurs
sociétés. Ésope, par exemple, étant
lui-même un esclave grec affranchi, vivait dans un univers
dictatorial, sans liberté. Il était plus sage de
déguiser ses personnages derrière des masques d¹animaux.
Dans le même esprit défensif, les romans ou films actuels
prétendent qu¹il n¹existe évidemment pas de ressemblance
entre les personnages littéraires d¹une part et n¹importe quelle
personne dans le monde réel qu¹ils pourraient nous rappeler
d¹autre partŠ
Cette transformation artistique de gens réels en animaux par
souci d¹autodéfense de la part de l¹auteur contre une
éventuelle inculpation est devenue une nécessité
lorsque la littérature a commencé à s¹imprimer aux
XVIe et XVIIe siècles. La littérature orale était
encore la forme littéraire la plus répandue mais les
classes dominantes cherchaient et appréciaient de plus en plus
la littérature imprimée. Lorsque Jean de La Fontaine
publia ses célèbres fables au XVIIe siècle, les
lecteurs comprirent immédiatement pourquoi il avait choisi
d¹écrire dans la manière des animaux d¹Ésope. La
censure était très dure à l¹époque de la
royauté absolue de Louis XIV. Mais qui aurait censuré le
bavardage entre animaux ? Les lecteurs savaient parfaitement de qui se
moquait La Fontaine en opposant la souris au lion ou le lièvre
à la tortue.
Ainsi, de porteurs de sagesse pour surmonter les épreuves
agonistiques de la vie, les fables prirent une dimension subversive et
critique. Il n¹y eut plus qu¹un petit pas à franchir des fables
de La Fontaine au XVIIe siècle aux
contes philosophiques de
Voltaire au XVIIIe siècle. Voltaire faisait l¹objet d¹une
surveillance constante de la part des souverains absolutistes de son
époque et il demeurait constamment très prudent dans ses
écrits. Dans ses fables philosophiques, il utilise une
disposition allégorique dans laquelle les masques d¹animaux sont
remplacés par des masques de gens ordinaires qui parlent de
visions extraordinaires et parfois révolutionnaires. Lorsque
Candide (le nom signifie Œd¹un blanc pur¹ et Œingénu¹) observe
que les gens devraient cultiver leur propre jardin au lieu de chercher
à changer le monde en risquant, en passant, la destruction, bon
nombre d¹aristocrates français se sentirent outragés.
Mais Voltaire répliqua qu¹il ne faisait que citer la sagesse
pratique d¹un simple mais Œcandide¹ jardinier.
Christian Fürchtegott Gellert et Gotthold Ephraim Lessing furent
deux contemporains germaniques de Voltaire. Leurs fables étaient
beaucoup plus directes parce qu¹ils pouvaient se permettre de
s¹exprimer plus ouvertement dans une société germanique
nettement plus décentralisée et libre que la France
à cette époque. Ensemble avec Jacob Cats dans le XVIIe
siècle républicain hollandais, ils écrivaient des
fables pour guider leurs lecteurs citoyens vers une vie meilleure et
plus éclairée.
Ce mélange de commentaires critiques, non conventionnels comme
dans l¹¦uvre de La Fontaine et Voltaire et de recettes pratiques pour
la vie comme dans l¹¦uvre de Gellert, Lessing et Cats est devenu la
matrice de la fable moderne jusque de nos jours. De Franz Kafka
à Bertold Brecht et Günther Anders, de George Orwell
à Frank Adam : tous les fabulistes cherchent à offrir un
commentaire ironique sur les illusions du jour.
Kafka semble néanmoins le plus philosophique. Kafka ranime le
genre des fables animales afin de créer un sentiment de malaise
universel envers la vie. La métamorphose décrite dans la
plus célèbre de ses fables est celle d¹un homme qui se
réveille dans le corps d¹un insecte. Kafka se concentre sur le
délaissement de cet homme comme une métaphore pour la
sensation existentielle de vide dans un monde dirigé par la
technologie d¹où Dieu tout comme l¹homme sont absents. Il est
beaucoup moins connu que Kafka a créé le même
sentiment d¹inadaptation par rapport au monde dans une autre fable
animale, Joséphine, la cantatrice du peuple des souris.
George Orwell produit dans ses fables animales quelques-uns des
mêmes trucs que Kafka mais avec un objectif entièrement
différent. Se voulant une parodie de l¹idéologie
communiste avec ce que l¹auteur considère comme ses fausses
promesses d¹égalité,
Animal
farm doit beaucoup aux fables des auteurs du siècle des
Lumières qui voulaient également critiquer et saper
l¹idéologie dominante. La fable classique d¹Orwell est encore
toujours un bon antidote contre toute forme de pensée unique ou
de fondamentalisme idéologique.
La suffisance du citoyen
Deux auteurs allemands contemporains, Bertold Brecht et Günther
Anders, se servent de la fable pour critiquer l¹attitude bourgeoise et
la montée du fascisme. Connu pour ses pièces de
théâtre dans lesquelles des
Verfremdungseffekte (des effets de
distanciation ou d¹aliénation) révèlent la
vérité derrière la soi-disant
réalité, Brecht était également connu comme
auteur d¹histoires qui contiennent de nombreuses
caractéristiques de la fable traditionnelle. Ses Histoires de
monsieur Keuner présentent le bourgeois normal de son
époque dans sa façon de parler, de marcher et de penser.
En imitant les gestes et les pensées d¹un citoyen allemand
normal faisant partie de la classe moyenne, Brecht tente de
déconstruire l¹idéologie satisfaite d¹elle-même du
citoyen moyen qui conduit finalement à la montée du
fascisme.
Günther Anders, le premier mari de Hannah Arendt (ils se sont
rencontrés dans la salle de cours de Martin Heidegger en
écoutant des exposés sur la logique de Hegel), a choisi
une méthode plus philosophique. Que Anders soit un
héritier de l¹idéologie des Lumières de Lessing et
Voltaire se montre bien dans ses deux écrits philosophiques,
L¹obsolescence de l¹homme (2 tomes)
et ses fables
La catacombe de
Molussie. Les deux genres d¹écrits cherchent à
montrer combien le monde réel est suranné et fautif.
La catacombe de Molussie est un
livre de fables composé à la manière des histoires
arabes légendaires des Mille et une nuits, écrit en 1931
mais publié seulement en 1992. Il comprend une suite de
conversations entre des réfugiés dans un souterrain ou
catacombe. À partir de leur cachette dans ces caves, ils
contemplent les slogans faux et inversés du monde
extérieur fasciste dans un pays imaginaire, appelé la
Molussie.
De manière fort intéressante, ces textes
réfléchissent aussi sur la fable comme instrument de
recherche de la vérité : « C¹est embêtant
d¹avoir à expliquer les fablesŠ Elles sont par elles-mêmes
des explications. Et d¹une meilleure qualité que toutes les
autres car elles sont en même temps des avertissements. »
Anders identifie la nature des fables à travers leur très
riche histoire. Elles sont toujours des moyens de trouver les bonnes
réponses à l¹ultime question : à quoi sert-il
d¹être en vie ? Les fables mêmes étaient des
exercices pour apprendre à mener une bonne vie qui ait du sens.
Voilà pourquoi elles n¹ont pas besoin d¹explication. Le sens de
la fable réside en elle-même.
Il en va de même pour les fables de Frank Adam*.
L¹écrivain flamand/belge résume l¹histoire foisonnante du
genre. Après cinq recueils de fables le cinquième sur
la Belgique paraît à l¹automne 2013 Adam peut être
considéré à juste titre comme le fabuliste le plus
franc de notre époque. En même temps, ses contes
s¹inspirent de ses compagnons fabulistes à travers les
âges. Ils se reconnaissent souvent des débuts
tactiles/oraux de ce genre de narrations. Et ce n¹est certes pas une
coïncidence qu¹Adam ait trouvé l¹inspiration originale en
se produisant sur scène dans un spectacle introduisant son
âne devenu célèbre, celui-là même qui
joue maintenant un rôle central dans les fables en tant que
personnage vers lequel tout le monde se tourne pour lui conter ses
chagrins et ses soucis.
Adam paie un grand tribut à la tradition des Lumières et
du conte philosophique de Voltaire jusqu¹aux versions du XXe
siècle de Kafka et Anders. Mais il y a une grande
différence par le fait que les fables d¹Adam baignent d¹abord et
avant tout dans l¹absurdisme. La devise narrative de l¹âne semble
presque toujours d¹inverser les histoires que les gens lui racontent
jusqu¹à un point où plus personne ne sache encore quel
était en fait le problème (sans parler de la solution).
Pas de vérité sauf dans la
fable elle-même
Mais alors, Adam suggère (tout comme Anders), que la preuve du
pudding, c¹est qu¹on le mange. Parler de ses problèmes d¹une
manière concise de fabuliste est la meilleure façon de
faire face aux épreuves de la vie. Il n¹y a pas de
vérité sauf elle dans la fable elle-même. Alors,
comme nos ancêtres, nous devrions nous adonner aussi bien
tactilement qu¹oralement à l¹acte sublime et passionnant de la
narration de fables, l¹origine et la source de toutes les narrations
passées et présentes.
Fabula
acta est.
Traduit de l¹anglais par Michel PERQUY
www.perquy.net -
kalamos@perquy.net
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