Sunday 1 September 2013

La Fable: matrice de narration (2013)

La Fable:
matrice de narration

  Par Frank Hellemans



Les hommes se racontent des histoires depuis l¹aube de l¹humanité. Nos ancêtres reliaient des histoires à des étapes critiques de leur existence pour marquer ce passage de phases clés dans la vie. La narration accompagnait chaque individu et agissait comme une sorte de guide pour faire face aux événements essentiels de la vie : la naissance, la croissance, le mariage et, finalement, la mort.

Les premières narrations depuis le début des temps ont traité ces thèmes essentiels de la vie et la mort. Elles les traitaient très littéralement sous forme de spectacle, lorsque toute la communauté dansait tandis que les personnages principaux ­ des membres de la tribu célébrant peut-être une naissance ou déplorant un mort ou leurs êtres chers ­ accomplissaient les rites. Ces toutes premières narrations se racontaient pour ainsi dire des pieds et des mains. Ce genre de littérature tactile ­ raconter des histoires par la visualisation et la danse ­ est la forme littéraire la plus ancienne et est d¹ailleurs toujours présente dans la forme littéraire plus sophistiquée de la narration imprimée. Le rythme de la poésie ou de la prose renvoie au battement des pieds dans la première littérature tactile, exactement comme on loue un poème ou un roman pour ses qualités de mouvement ou ses scènes saisissantes. Ils relient aussi le plaisir esthétique à la dynamique d¹un art performatif de qualité qui invite les auditeurs à l¹interaction et au contact avec leurs voisins ­ à poursuivre et à les prendre par la main.

Littérature orale

À travers les siècles, les rites de la vie et de la mort ont été amplifiés par la narration jusqu¹à ce la phase orale reprenne finalement le flambeau du langage corporel. Ainsi naquit la littérature orale : les gens se sont mis à parler des choses essentielles de la vie plutôt que de les représenter dans des danses chorégraphiées. Cette narration orale est le prototype des histoires racontées dans les médias, que ce soit à la télé, au cinéma ou dans les livres imprimés, ou même dans les jeux en ligne d¹aujourd¹hui.

Certains exemples de narration orale particulièrement fascinants ont été fixés par écrit. L¹épopée de Gilgamesh (composée il y a quelque trois mille ans) est généralement considérée comme l¹exemple le plus ancien de la littérature écrite. Les aventures du héros principal, Gilgamesh, y sont racontées dans une suite d¹histoires centrées sur son désir d¹immortalité. Le terme Œfable¹, dérivé linguistiquement du latin fari, qui veut dire parler, dire, et équivalent du grec mythos, se réfère au caractère oral de ce type de narration. La fable est donc la forme la plus ancienne de la narration orale.

Des histoires format poche

Les fables et les mythes sont également une forme abrégée et condensée de la narration. Les personnages sont exagérés et plus grands que dans la vie réelle : les héros sont typiques pour les premiers mythes ou fables jamais écrits tels que l¹épopée de Gilgamesh, l¹Iliade d¹Homère (vers 800 av. J.-C.) ou la Bible (les manuscrits hébreux les plus anciens sont en général datés vers 200 av. J.-C.). Parfois, les personnages apparaissent sous forme de plantes ou d¹animaux particuliers. Et c¹est dans ce contexte que cadre la première anthologie de fables explicites. Ésope, écrivant au VIe siècle av. J.-C., a raconté des histoires fortes et exemplaires avec toutes sortes d¹animaux particuliers dans les rôles principaux. Il l¹a fait habituellement en opposant deux personnages très contrastés comme le lièvre connu pour sa vélocité et la tortue réputée très lente, ou la souris rusée et le lion pas si rusé que ça mais d¹une grande force physique. Cette opposition binaire d¹éléments était également caractéristique pour la vision du monde agonistique (tendant à présenter une débat/conflit) des sociétés pré-modernes dans lesquelles ­ comme disait le philosophe grec Héraclite ­ la guerre est père de toute chose.

Histoires agonistiques

Les fables ou mythes étaient des histoires statiques sans véritable intrigue. Ils se concentraient sur une sagesse essentiellement morale ou élémentaire susceptible d¹apporter une aide dans la vie, tout comme la littérature tactile aidait jadis à surmonter les épreuves de la vie en les mettant en scène. Les gens écoutaient les faiseurs de mythe afin de récolter des recettes pour leur propre réussite dans la vie. Ce n¹est pas parce qu¹on est lent (comme la tortue) qu¹il est impossible de vaincre, grâce à sa subtilité, celui qui est plus rapide (comme le lièvre). Il faut être malin et rusé (comme la souris) pour compenser une déficience physique.

Certains historiens de la littérature pensent que le choix des fabulistes de se servir d¹animaux comme personnages principaux s¹explique aussi largement par la nature politique de leurs sociétés. Ésope, par exemple, étant lui-même un esclave grec affranchi, vivait dans un univers dictatorial, sans liberté. Il était plus sage de déguiser ses personnages derrière des masques d¹animaux. Dans le même esprit défensif, les romans ou films actuels prétendent qu¹il n¹existe évidemment pas de ressemblance entre les personnages littéraires d¹une part et n¹importe quelle personne dans le monde réel qu¹ils pourraient nous rappeler d¹autre partŠ

Cette transformation artistique de gens réels en animaux par souci d¹autodéfense de la part de l¹auteur contre une éventuelle inculpation est devenue une nécessité lorsque la littérature a commencé à s¹imprimer aux XVIe et XVIIe siècles. La littérature orale était encore la forme littéraire la plus répandue mais les classes dominantes cherchaient et appréciaient de plus en plus la littérature imprimée. Lorsque Jean de La Fontaine publia ses célèbres fables au XVIIe siècle, les lecteurs comprirent immédiatement pourquoi il avait choisi d¹écrire dans la manière des animaux d¹Ésope. La censure était très dure à l¹époque de la royauté absolue de Louis XIV. Mais qui aurait censuré le bavardage entre animaux ? Les lecteurs savaient parfaitement de qui se moquait La Fontaine en opposant la souris au lion ou le lièvre à la tortue.

Ainsi, de porteurs de sagesse pour surmonter les épreuves agonistiques de la vie, les fables prirent une dimension subversive et critique. Il n¹y eut plus qu¹un petit pas à franchir des fables de La Fontaine au XVIIe siècle aux contes philosophiques  de Voltaire au XVIIIe siècle. Voltaire faisait l¹objet d¹une surveillance constante de la part des souverains absolutistes de son époque et il demeurait constamment très prudent dans ses écrits. Dans ses fables philosophiques, il utilise une disposition allégorique dans laquelle les masques d¹animaux sont remplacés par des masques de gens ordinaires qui parlent de visions extraordinaires et parfois révolutionnaires. Lorsque Candide (le nom signifie Œd¹un blanc pur¹ et Œingénu¹) observe que les gens devraient cultiver leur propre jardin au lieu de chercher à changer le monde en risquant, en passant, la destruction, bon nombre d¹aristocrates français se sentirent outragés. Mais Voltaire répliqua qu¹il ne faisait que citer la sagesse pratique d¹un simple mais Œcandide¹ jardinier.

Christian Fürchtegott Gellert et Gotthold Ephraim Lessing furent deux contemporains germaniques de Voltaire. Leurs fables étaient beaucoup plus directes parce qu¹ils pouvaient se permettre de s¹exprimer plus ouvertement dans une société germanique nettement plus décentralisée ­ et libre ­ que la France à cette époque. Ensemble avec Jacob Cats dans le XVIIe siècle républicain hollandais, ils écrivaient des fables pour guider leurs lecteurs citoyens vers une vie meilleure et plus éclairée.

Ce mélange de commentaires critiques, non conventionnels ­ comme dans l¹¦uvre de La Fontaine et Voltaire ­ et de recettes pratiques pour la vie ­ comme dans l¹¦uvre de Gellert, Lessing et Cats ­ est devenu la matrice de la fable moderne jusque de nos jours. De Franz Kafka à Bertold Brecht et Günther Anders, de George Orwell à Frank Adam : tous les fabulistes cherchent à offrir un commentaire ironique sur les illusions du jour.

Kafka semble néanmoins le plus philosophique. Kafka ranime le genre des fables animales afin de créer un sentiment de malaise universel envers la vie. La métamorphose décrite dans la plus célèbre de ses fables est celle d¹un homme qui se réveille dans le corps d¹un insecte. Kafka se concentre sur le délaissement de cet homme comme une métaphore pour la sensation existentielle de vide dans un monde dirigé par la technologie d¹où Dieu tout comme l¹homme sont absents. Il est beaucoup moins connu que Kafka a créé le même sentiment d¹inadaptation par rapport au monde dans une autre fable animale, Joséphine, la cantatrice du peuple des souris.

George Orwell produit dans ses fables animales quelques-uns des mêmes trucs que Kafka mais avec un objectif entièrement différent. Se voulant une parodie de l¹idéologie communiste avec ce que l¹auteur considère comme ses fausses promesses d¹égalité, Animal farm doit beaucoup aux fables des auteurs du siècle des Lumières qui voulaient également critiquer et saper l¹idéologie dominante. La fable classique d¹Orwell est encore toujours un bon antidote contre toute forme de pensée unique ou de fondamentalisme idéologique.

La suffisance du citoyen

Deux auteurs allemands contemporains, Bertold Brecht et Günther Anders, se servent de la fable pour critiquer l¹attitude bourgeoise et la montée du fascisme. Connu pour ses pièces de théâtre dans lesquelles des Verfremdungseffekte (des effets de distanciation ou d¹aliénation) révèlent la vérité derrière la soi-disant réalité, Brecht était également connu comme auteur d¹histoires qui contiennent de nombreuses caractéristiques de la fable traditionnelle. Ses Histoires de monsieur Keuner présentent le bourgeois normal de son époque dans sa façon de parler, de marcher et de penser. En imitant les gestes et les pensées d¹un citoyen allemand normal faisant partie de la classe moyenne, Brecht tente de déconstruire l¹idéologie satisfaite d¹elle-même du citoyen moyen qui conduit finalement à la montée du fascisme.

Günther Anders, le premier mari de Hannah Arendt (ils se sont rencontrés dans la salle de cours de Martin Heidegger en écoutant des exposés sur la logique de Hegel), a choisi une méthode plus philosophique. Que Anders soit un héritier de l¹idéologie des Lumières de Lessing et Voltaire se montre bien dans ses deux écrits philosophiques, L¹obsolescence de l¹homme (2 tomes) et ses fables ­ La catacombe de Molussie. Les deux genres d¹écrits cherchent à montrer combien le monde réel est suranné et fautif. La catacombe de Molussie est un livre de fables composé à la manière des histoires arabes légendaires des Mille et une nuits, écrit en 1931 mais publié seulement en 1992. Il comprend une suite de conversations entre des réfugiés dans un souterrain ou catacombe. À partir de leur cachette dans ces caves, ils contemplent les slogans faux et inversés du monde extérieur fasciste dans un pays imaginaire, appelé la Molussie.

De manière fort intéressante, ces textes réfléchissent aussi sur la fable comme instrument de recherche de la vérité : « C¹est embêtant d¹avoir à expliquer les fablesŠ Elles sont par elles-mêmes des explications. Et d¹une meilleure qualité que toutes les autres car elles sont en même temps des avertissements. »

Anders identifie la nature des fables à travers leur très riche histoire. Elles sont toujours des moyens de trouver les bonnes réponses à l¹ultime question : à quoi sert-il d¹être en vie ?  Les fables mêmes étaient des exercices pour apprendre à mener une bonne vie qui ait du sens. Voilà pourquoi elles n¹ont pas besoin d¹explication. Le sens de la fable réside en elle-même.

Il en va de même pour les fables de Frank Adam*. L¹écrivain flamand/belge résume l¹histoire foisonnante du genre. Après cinq recueils de fables ­ le cinquième sur la Belgique paraît à l¹automne 2013 ­ Adam peut être considéré à juste titre comme le fabuliste le plus franc de notre époque. En même temps, ses contes s¹inspirent de ses compagnons fabulistes à travers les âges. Ils se reconnaissent souvent des débuts tactiles/oraux de ce genre de narrations. Et ce n¹est certes pas une coïncidence qu¹Adam ait trouvé l¹inspiration originale en se produisant sur scène dans un spectacle introduisant son âne devenu célèbre, celui-là même qui joue maintenant un rôle central dans les fables en tant que personnage vers lequel tout le monde se tourne pour lui conter ses chagrins et ses soucis.

Adam paie un grand tribut à la tradition des Lumières et du conte philosophique ­ de Voltaire jusqu¹aux versions du XXe siècle de Kafka et Anders. Mais il y a une grande différence par le fait que les fables d¹Adam baignent d¹abord et avant tout dans l¹absurdisme. La devise narrative de l¹âne semble presque toujours d¹inverser les histoires que les gens lui racontent jusqu¹à un point où plus personne ne sache encore quel était en fait le problème (sans parler de la solution).

Pas de vérité sauf dans la fable elle-même

Mais alors, Adam suggère (tout comme Anders), que la preuve du pudding, c¹est qu¹on le mange. Parler de ses problèmes d¹une manière concise de fabuliste est la meilleure façon de faire face aux épreuves de la vie. Il n¹y a pas de vérité sauf elle dans la fable elle-même. Alors, comme nos ancêtres, nous devrions nous adonner aussi bien tactilement qu¹oralement à l¹acte sublime et passionnant de la narration de fables, l¹origine et la source de toutes les narrations passées et présentes. Fabula acta est.


Traduit de l¹anglais par Michel PERQUY

www.perquy.net - kalamos@perquy.net

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